Il n’est pas tout à fait vrai que je n’ai jamais repensé à cette amie sortie de ma vie il y a longtemps. J’ai rêvé d’elle plusieurs fois. À peu de choses près c’était chaque fois le même rêve. Elle était à Paris, où nous nous étions fréquentées adultes, dans le métro, souriante et confiante, derrière elle se tenait le spectre d’une de mes idoles, droit debout, qui me fixait, moi l’auteur du rêve qui ne vivais plus à Paris, ne me déplaçais plus, et avais perdu ce sourire confiant. Cette amie du temps lointain, mon double qui avait choisi de faire le même métier que moi et avait eu deux enfants, exerce toujours ce métier que j’ai abandonné, elle a toujours ses enfants, et je ne peux l’imaginer démunie de son attitude tranquille, celle qui m’a été ôtée violemment. Celui que j’appelle mon idole est encore bien vivant lui aussi, et s’il est un spectre dans mon rêve c’est qu’il est effectivement un esprit, il est esprit, et par-dessus les trivialités du quotidien, de la vie normale, réglée, tant regrettée un temps, il me fixe en me disant que j’ai désormais autre chose à faire. Je suis obligée de constater que c’est ainsi que j’ai pris les décisions importantes de ma vie, un des grands hommes-esprits de mon répertoire privé étant venu me visiter dans le sommeil. Je crains de devoir admettre que s’agissant des décisions moins heureuses, je crains de devoir admettre que s’agissant des mauvaises décisions je les ai prises seule avec mes rêves triviaux qu’aucun esprit ne venait sublimer, et sans avoir non plus le minimum de jugeotte qu’on peut espérer avoir vis-à-vis de soi-même, celle que pendant des années je n’ai pas eue non plus avec de parfaits inconnus.
EN VRAC
TONI L.
Il semblerait que la mort de Harry Patch qui a pourtant fait le maximum pour être mon contemporain, jusqu’à vivre 111 ans 1 mois 1 semaine et 1 jour, a laissé vacante la possibilité d’un trouble nouveau, un désordre nouveau, qui est à entendre dans le temps et dans l’espace, un désordre de ma raison semblable à celui de l’enterrement du corps de mon enfant dessous celui de Patch. Avec entre eux celui de Valdo mon père, jeune résistant de la Deuxième ayant lui aussi fait de son mieux pour rester à mes côtés à survivre à un petit garçon de neuf ans. Je ne sais si le temps viendra où je pourrai mesurer ma propre bravoure, je ne sais si je connaîtrai un temps où la bravoure cessera d’être ma première et presque seule mesure de l’homme, je ne sais trop quoi faire par exemple de la gentillesse ou de l’attention, ni surtout de leurs contraires, je ne sais, victoire ou défaite peu importe, si Braveheart me quittera un jour pour que mes yeux accrochés à la mémoire voient autrement. Mais je suis presque sûre que non. Harry Patch, d’accord, qui dès après les tranchées et jusqu’à sa mort a milité activement pour la paix. Mais Valdo. Qui même s’il savait que rien ne saurait nous sauver, pas même une Troisième, a voulu croire en l’évidente lumière que la guerre semble procurer, croire à l’ordre incontestable qu’elle semble imposer tout en créant le plus grand désordre, et s’agissant notamment de distinguer les amis des ennemis, a réellement cru que la guerre savait au moins éclairer le vrai visage de ton voisin. Je ne sais ce que mon père a vu qui lui a permis de croire si jeune en son propre regard, d’être convaincu que ce regard forgé durant des années de guerre ne pouvait le tromper. Lorsqu’il serrait la main à un parfait inconnu cinquante ans après la guerre Valdo savait, il n’y avait toujours que deux camps et Valdo savait lequel l’inconnu rejoindrait, ce qui cessait immédiatement de faire de lui un inconnu. Jusqu’à la fin de sa vie pour Valdo il n’y a eu que ceux qui collaboreraient et ceux qui combattraient. Ou plutôt ceux qui te trahiront et ceux qui mourront pour toi. Famille-patrie. Et que d’autres, gangsters ou fanatiques, criminels organisés, usent de ceci différemment, ne déstabilisera en rien la fondation de la maison Valdo.
TONY S. 01
la série c’est ‘bébène’ – j’emprunte ici ce mot à Anatole quatre ans et demi dont la maman me dit que lorsqu’il a commencé à parler il s’appelait lui-même Tatone – j’emprunte et je préambule qu’aux débuts du cinéma toulmonde parlait du cinéma et qu’ainsi prendre un air pincé ou parler de phénomène de mode c’est risqué pour sa pomme ça fait vite basculer de snob intégriste à réac qui se prive pour des prunes car le cinéma c’est bébène et il y a tout de même pas mal de choses bébènes qui ont été adoptées par toulmonde toudsuite sans être des phénomènes ni des modes le populo n’est pas que cono ce qui aussi est bébène
la série c’est à la maison et c’est toute seule c’est donc pour moi comme le livre – la série a pris de la place au livre qui en avait beaucoup et l’a partagée volontiers – à la maison et toute seule n’ayant pas toujours eu la même signification au fil des années le livre a pu peiner à garder sa place de favori – précisément – le lecteur qui est passé par la série comme avant lui celui qui est allé au cinéma ne peut plus lire comme avant – et celui qui s’est pris les deux dans la face deux fois il ne peut plus – ni lire ni écrire ni vivre comme avant et par quel mystère pourrait-il en être autrement sauf à vouloir rester collé à tout de son passé comme au ventre de sa maman poisson qui dans certaines contrées demande une adhérence si sévère qu’on se retrouve coincé entre sa peau et ses arêtes on se retrouve coincé comme un alevin dans le banc grouillant d’enfants de pauvres on reste emmailloté à vie dans ce filet flottant comme un pauvre cono de baby thon ramené sans cesse à la terre natale ça existe regarde ces empêchés qu’on est
tout est vrai de ce qu’a priori on peut fantasmer du Parrain mais tout est faux de ce qu’on peut fantasmer de Tony Soprano même si par aveuglement on n’a encore vu ni l’un ni l’autre en 2013 – Don Corleone a fini d’asseoir la Mob sur son trône hollywoodien il est notre super thono à tous il lance et tient les rênes du filet maternel il l’étend il l’étend côte Est côte Ouest il nous prend tous dedans il a définitivement quitté la Méditerranée maintenant c’est l’Océan c’est Brando eh oh plus grand ça n’existe pas – Tony Soprano a vu et revu le Parrain mais James Gandolfini son nom en i lui appartient comme à Lorraine Bracco son o ils sont cantonnés à New Jersey c’est pas des stars ça brille pas ça scintille même pas ça concentre pas un siècle en quelques plans ça prend le temps que ça doit c’est une série – Gandolfini et Bracco y tiennent les rôles d’Anthony Soprano et du Dr Jennifer Melfi ça pourrait être toi et moi mais non ça pourrait pas durant 6 saisons 86 épisodes 9 années
ce que dit à celui qui suit la série la relation de Tony dit T. et du docteur Melfi sa psychanalyste ne lui avait jamais été dit avant – tu m’étonnes que ce soit au minimum bébène même Flaubert et Baudelaire auraient suivi avec passion les Sopranos – Freud aussi mais sans l’aide de Scorsese ou de Coppola qui malgré la dépression n’ont pas lâché le ventre de mamma et n’ont rien pu produire d’aussi puissant que ce dialogue entre un patient peu ordinaire et son analyste tous deux Italo-Américains mais pas du même bord – ce qui est en jeu c’est du sérieux – rapport à la mère rapport de la mère rapport sur la mère : passage à l’acte : infanticide-matricide – ventre pauvre de l’Italie du Sud délocalisé en Amérique du Nord tisse non-stop le filet et y perd tout sauf le pognon – perd la raison
j’ai souvent des doutes pénibles comme des trous dans tes meilleures chaussettes sur ce qui motive les masses de mises en scène et les masses de spectateurs de familles de mobsters au cinéma mais je n’ai pas de doute sur les Sopranos et si comme on me le dit Brecht et Sophocle et d’autres m’ont démontré déjà que je me trompe j’en serais très attristée parce que je veux croire qu’on ne peut pas suivre les Sopranos pendant près de 86 heures en ne faisant que jouir de la vue du crime par-dessus l’impossible thérapie de Tony S. – aussi malgré la peine parce que c’est douloureux pour moi de regarder les Sopranos ça me fait mal presque chaque fois même quand par mégarde je ris ça me fait mal je regarde le visage de Tony il a mal lui aussi même quand il rit et pourtant mes origines c’est-à-dire les points de départ là où les ancres ont été levées les ponts coupés les amarres larguées par d’autres avant moi les miennes d’origines ne sont pourtant qu’au nord du sud mais ça m’est douloureux comme si j’étais originée malgré moi sur un rivage de la Méditerranée et que j’avais pu arriver à Ellis Island et qu’au lieu de s’émanciper ma famille petit f avait été maintenue dans une zone de non-droit où tout était maintenu arriéré ce qui n’est pas le cas aussi malgré la peine que j’en ai je reregarde les Sopranos en étant et Tony et la Dr Melfi et sais-tu c’est vrai : impossible à soigner
sauf si on est un boss c’est une chance d’avoir des montées d’angoisse et c’en est une spéciale d’en avoir parce qu’on côtoie sur la durée la vie de ceux qui ont été vraiment serrés dans la pute de filasse à vie – David Chase ex David DeCesare a fait les Sopranos – et nous par ici qu’est-ce qu’on a fait rien du tout – qu’est-ce qu’on a fait de cette perte de raison nous par ici rien du tout – c’est le vague qui nous caractérise nous-par-ici – c’est de n’être peut-être pas partis assez loin – d’avoir donc cru un jour revenir ? – ça a fait de nous moins que des thons des attachés flottants comme le truc entre la canne et le hameçon – des bouées – des indicateurs – passifs et colorés qui vont contre leur gré – qu’est-ce qu’on a fait de quoi que ce soit qu’on vit depuis moins d’un siècle ? – première deuxième troisième génération : rien qui arrive à la belle cheville du Dr Melfi que mate Tony quand il ne veut pas lui exploser la tête – on n’en est même pas à l’épisode pilote du stade anal de conos de ritals
heureusement je crois qu’un petit gars qui se donne un nom de parrain sans avoir aucune origine italienne et déclare que c’est bébène d’avoir bientôt une petite sœur pourra enfin faire quelque chose par ici et je crois que mes racines sont enfin arrachées à 90% et je crois qu’on peut enfin cultiver avec passion et à la maison ce qui n’a pas d’appellation d’origine contrôlée – je crois en Tatone et Tony T. et même en tlv et c’est bébène
SOLSTICE
W : PAGE 81
Tout avait été si nouveau cette rentrée 2010, c’était excitant. Je voulais comprendre ce qui s’était passé. Si j’avais été peintre sur la page de gauche j’aurais dessiné mon cerveau ça m’aurait pris quinze ans et sur la page de droite en deux coups de crayon j’aurais dessiné mon ventre. D’un côté j’aurais bégayé de l’autre j’aurais crié, j’aurais aimé que ça me convienne mais je n’ai pas choisi d’être peintre. J’avais et j’ai toujours besoin de ponts entre les pages de ma vie, les ponts à la ligne limpide sont lents et complexes, j’ai besoin de ponts j’ai besoin d’explications, j’ai encore besoin de regarder ce qui m’arrive m’être arrivé et tenter de m’expliquer comment ça m’est arrivé. Sachant même que rien ne peut être moitié aussi puissant que ça l’est au moment où ça ne fait qu’arriver, quand précisément les choses sont indicibles, inexplicables, et qu’on ne cherche d’ailleurs ni à les dire ni à les expliquer, je cherche encore la vérité des choses ailleurs que dans les choses elles-mêmes. Dans autre chose. Leur prolongement, qui est aussi leur prolongation. Ou leur élongation. Et mon éloignement. Si comme j’y tiens long va avec loin et va avec lorgner.