clv

ABSENCE DES COWBOYS : PAGE 21


C’est un jour où le sol est mouvant, mes jambes s’enfoncent à chaque pas, les trottoirs ne sont pas d’aplomb, ni les murs. Je marche vingt mètres je croise une vieille femme édentée, chaque vingt mètres une vieille femme édentée pourrait tendre sa main vers moi. Et ça n’arrête pas. Le ciel n’arrête pas de manœuvrer non plus, un défilé de nuages nerveux dans l’espace réduit par mes paupières. Tout bouge tout le temps, avec le vent, la température, la lumière. Et ma tête, avec dedans le mal de cœur. C’est un jour comme ça et je dois grimper au neuvième étage d’un immeuble que les Allemands ont oublié de bombarder. 9 fois 16 marches molles. Mes haut-le-cœur du rez-de-chaussée 144 fois essorés et je ne peux pas me retrouver transportée dans un lieu où tout ça cesserait immédiatement. Dans la cour d’une ferme. Sur le ventre d’une mère. Je ne peux pas. Je peux vomir au sixième étage. Je peux m’allonger au septième. M’asseoir au huitième. Regarder l’écran de mon téléphone en me rappelant les messages d’amour qu’il a affichés pour moi. Certains sur le moment me semblaient un peu puérils un peu vains, certains étaient drôlement fagotés, quelles drôles d’idées s’emparent des garçons quand ils tournent leurs compliments, certains étaient de jolis petits mensonges amoureux. D’autres avaient la puissance d’une horde de chevaux sauvages. Au neuvième étage ils cavalent sous mes yeux comme si j’étais debout à l’arrière du camion avec Marilyn. Il est impossible de ne pas tout faire pour sauver ces chevaux, impossible ne pas comprendre ça. Sans même l’aide du cowboy tendre je libérerai les chevaux sauvages, sans même avoir à me battre contre l’autre cowboy, celui qui veut voler aux chevaux leur puissance. Lorsque je frappe à la porte mon cœur bat très vite.

coeur

CE QU’IL FAUT (BONUS)


À part Nathalie Sarraute que je n’ai pas lue depuis qu’elle a fini d’écrire et Jamaica Kincaid qui se lit au goutte-à-goutte, je ne sais pas comment se débrouillent les autres dans leur château-fort intérieur avec ce qu’on appelle les incises ou les apartés, les prétendues digressions. Je me pose la question parce que ce sont les autres, je peux le dire j’ai été correctrice ma vie d’avant, ce sont les autres qui ont fait de ces choses essentielles à dire, ces choses fluides comme la vie, ils en ont fait des choses mortes, des choses à l’arrêt comme des chiens qu’on doit caser entre des signes spéciaux, ouvrant fermant, et qui dès qu’on les aperçoit dans un texte disent ‘Attention ceci a sa tombe ici’, disent ‘Ceci est une des tombes que je réserve à certains mots’, disent ‘Ceci étant une des nombreuses tombes que je réserve aux mots veuillez vous recueillir un instant ici même’, disent ‘Chaussez donc vos lunettes pour mater ma ptite merde en bas de page’, disent tant et tant en baissant le ton dans leur propre église qu’ils auraient mieux fait de le dire directement, alors que pour le tronc de la chose grave et bien française qu’ils ont à dire ils ne donnent pas d’autre nom que PROPOSITION PRINCIPALE. Mais ce n’est après tout qu’une proposition.

Je ne sais pas si Sarraute a écrit sur la grammaire, et qui l’a fait pour elle je ne sais pas non plus, mais je sais la haine qui peut se développer contre les grammaires personnelles. Il y a une interview de Jamaica je l’ai écoutée hier, elle commence pour de bon vers la 45e minute, comme revoir l’interview de Sarraute à la place d’un épisode de Treme, ce geste de ma personne paralytique au travail et paralytique au repos, certes il suffit de cliquer ce n’est pas vraiment un geste comme aller en bibliothèque ou ouvrir un vrai livre blabla mais regarder deux écrivains parler si c’est pas un putain de geste, et ce geste est la chose la plus réjouissante que mon inconscient m’ait fait faire depuis longtemps. Parce que là où Sarraute prend son petit sourire de juste avant de mourir pour dire comment son premier livre fut un flop, Jamaica à la toute fin de l’interview, autoblindée dans l’habit de l’humour ‘Ne vous approchez pas trop je suis encore en danger’, quand on lui demande quel est le secret de son art/craft, après avoir dit que si elle avait un elle le mettrait en bouteilles pour le commercialiser, la Kincaid pose sur la table ce galet lissé d’absolue beauté, je traduis à ma façon et de mémoire, ‘Toulmonde dira Ne commencez pas une phrase avec Et, mais moi j’aime commencer une phrase avec Et. Et si toulmonde dit qu’il ne faut pas le faire, c’est une bonne raison pour le faire. Donc si j’avais un “art” ce serait peut-être ça, faire le contraire de ce qu’on a voulu que je fasse.’

mrs Jamaica Kincaid

CE QU’IL FAUT : PAGE 37


quand c’est pleine lune par temps dégagé nous nous couchons la fenêtre grande ouverte même l’hiver je crois que Tom regarde le corps des nuages frétiller dans le ciel épais pendant que je regarde l’ombre des nuages défiler comme les platanes dans le passé et Tom s’endort et je recommence à lire

je continue de recommencer à lire ce n’est pas terminé je n’ai recommencé à lire qu’il y a deux ans après que j’avais lu d’un coup tous les livres de Jamaica Kincaid à la mort de mes parents le livre de son frère le livre de sa mère le livre de son père les siens je n’ai plus rien voulu lire je n’ai voulu que regarder des séries intégralité des saisons tout le temps que j’étais prise moi-même dans une mauvaise série je suis restée blottie dans l’écriture de sang de Jamaica et dans la famille du Wire à vouloir qu’il ne m’arrive plus jamais plus rien je suis restée bloquée comme ça jusqu’à ma rencontre avec Tom il y a deux ans

CE QU’IL FAUT : PAGE 88

 
avec le photographe nous vivons de rien un peu d’argent volé un peu d’argent gagné du riz du chou des patates nous promener le soir sous les figuiers j’aimerais retrouver quelque chose de l’amour que nous nous donnions mais je ne vois que des photographies et je ne vois que des objets un pantalon une bague les draps le cendrier l’évier le rideau de douche la poignée des fenêtres les marches d’escalier des coulures de peinture rouge après toutes ces années je suis capable de voir avec précision le pantalon du photographe les nuances du velours gris rapé les décolorations vieux rose derrière les genoux et à l’aine et sur la bosse du sexe dont j’ai tout oublié

c’est là-bas que j’ai mangé des nèfles pour la première et la dernière fois je n’ai aimé ni leur goût ni leur peau ni le gluant de leurs noyaux j’étais obligée de manger les nèfles parce que je ne voulais pas faire remarquer que j’étais étrangère je ne devais pas faire remarquer mes sensations je ne sais pas ce que j’ai fait de mes sensations d’alors ni même si j’en avais c’est un mystère que j’aimerais partager avec ma sœur je regrette beaucoup de ne pas avoir une sœur le seul témoin valable de la vie d’une jeune fille doit être une sœur une petite une grande sœur qui m’aurait regardée avec son œil miroir dans lequel chaque jour de notre vie de sœurs j’aurais pu me voir et je lui demanderais si elle avait des sensations et si elle en a eu de bonnes et si elle a eu peur et si elle a connu la peine et ce qu’elle en a fait et si elle se souvient avoir été menacée et si elle n’a rien su du mal qu’on a pu me faire

eagle