quand c’est pleine lune par temps dégagé nous nous couchons la fenêtre grande ouverte même l’hiver je crois que Tom regarde le corps des nuages frétiller dans le ciel épais pendant que je regarde l’ombre des nuages défiler comme les platanes dans le passé et Tom s’endort et je recommence à lire
je continue de recommencer à lire ce n’est pas terminé je n’ai recommencé à lire qu’il y a deux ans après que j’avais lu d’un coup tous les livres de Jamaica Kincaid à la mort de mes parents le livre de son frère le livre de sa mère le livre de son père les siens je n’ai plus rien voulu lire je n’ai voulu que regarder des séries intégralité des saisons tout le temps que j’étais prise moi-même dans une mauvaise série je suis restée blottie dans l’écriture de sang de Jamaica et dans la famille du Wire à vouloir qu’il ne m’arrive plus jamais plus rien je suis restée bloquée comme ça jusqu’à ma rencontre avec Tom il y a deux ans
avec le photographe nous vivons de rien un peu d’argent volé un peu d’argent gagné du riz du chou des patates nous promener le soir sous les figuiers j’aimerais retrouver quelque chose de l’amour que nous nous donnions mais je ne vois que des photographies et je ne vois que des objets un pantalon une bague les draps le cendrier l’évier le rideau de douche la poignée des fenêtres les marches d’escalier des coulures de peinture rouge après toutes ces années je suis capable de voir avec précision le pantalon du photographe les nuances du velours gris rapé les décolorations vieux rose derrière les genoux et à l’aine et sur la bosse du sexe dont j’ai tout oublié
c’est là-bas que j’ai mangé des nèfles pour la première et la dernière fois je n’ai aimé ni leur goût ni leur peau ni le gluant de leurs noyaux j’étais obligée de manger les nèfles parce que je ne voulais pas faire remarquer que j’étais étrangère je ne devais pas faire remarquer mes sensations je ne sais pas ce que j’ai fait de mes sensations d’alors ni même si j’en avais c’est un mystère que j’aimerais partager avec ma sœur je regrette beaucoup de ne pas avoir une sœur le seul témoin valable de la vie d’une jeune fille doit être une sœur une petite une grande sœur qui m’aurait regardée avec son œil miroir dans lequel chaque jour de notre vie de sœurs j’aurais pu me voir et je lui demanderais si elle avait des sensations et si elle en a eu de bonnes et si elle a eu peur et si elle a connu la peine et ce qu’elle en a fait et si elle se souvient avoir été menacée et si elle n’a rien su du mal qu’on a pu me faire
parmi les nouvelles de La Vengeance il y en a treize qui sont aussi mortellement précises même dans leur flottement qu’une photographie qu’on n’aurait certainement pas pu prendre soi-même mais qui vous saisit avec elle dans son cadre pour vous y faire vivre longtemps après que vos yeux l’ont quittée ces treize-là peuvent vous revenir sans prévenir elles n’ont pas l’air plus consistantes que des anecdotes mal fagotées pas plus épaisses que des souvenirs de souvenirs mais vous êtes en train de danser sur une voix d’outre-tombe et une d’entre elles vient couler naturellement sur vos épaules en même temps que la sueur accumulée depuis votre naissance et sur le moment vous vous laissez envelopper et presque couler mais ensuite aussi clairement que vous voyez le miel que fabriquent ces femmes vous voyez que c’est aussi ce qu’on peut faire sa vie durant contre le manque d’amour quand on écrit sa vie durant on peut esquisser le passé en en réanimant les poussières dorées on peut l’empêcher de retomber sa vie durant
j’ai écrit ‘Animalamour’ mais les enfants de l’école des Assions ont écrit Animalin et Christian Sorrentino a écrit Du territoire et des bêtes
quand je compte je compte le non-publié comme le publié et après tant d’années le non-publié compte double c’est étrange il semble être précisément ce sur quoi compter – garder équilibre – comme yeux oreilles mains pieds