clv

CE QU’IL FAUT : PAGE 88

 
avec le photographe nous vivons de rien un peu d’argent volé un peu d’argent gagné du riz du chou des patates nous promener le soir sous les figuiers j’aimerais retrouver quelque chose de l’amour que nous nous donnions mais je ne vois que des photographies et je ne vois que des objets un pantalon une bague les draps le cendrier l’évier le rideau de douche la poignée des fenêtres les marches d’escalier des coulures de peinture rouge après toutes ces années je suis capable de voir avec précision le pantalon du photographe les nuances du velours gris rapé les décolorations vieux rose derrière les genoux et à l’aine et sur la bosse du sexe dont j’ai tout oublié

c’est là-bas que j’ai mangé des nèfles pour la première et la dernière fois je n’ai aimé ni leur goût ni leur peau ni le gluant de leurs noyaux j’étais obligée de manger les nèfles parce que je ne voulais pas faire remarquer que j’étais étrangère je ne devais pas faire remarquer mes sensations je ne sais pas ce que j’ai fait de mes sensations d’alors ni même si j’en avais c’est un mystère que j’aimerais partager avec ma sœur je regrette beaucoup de ne pas avoir une sœur le seul témoin valable de la vie d’une jeune fille doit être une sœur une petite une grande sœur qui m’aurait regardée avec son œil miroir dans lequel chaque jour de notre vie de sœurs j’aurais pu me voir et je lui demanderais si elle avait des sensations et si elle en a eu de bonnes et si elle a eu peur et si elle a connu la peine et ce qu’elle en a fait et si elle se souvient avoir été menacée et si elle n’a rien su du mal qu’on a pu me faire

eagle

CE QU’IL FAUT : PAGE 36


parmi les nouvelles de La Vengeance il y en a treize qui sont aussi mortellement précises même dans leur flottement qu’une photographie qu’on n’aurait certainement pas pu prendre soi-même mais qui vous saisit avec elle dans son cadre pour vous y faire vivre longtemps après que vos yeux l’ont quittée ces treize-là peuvent vous revenir sans prévenir elles n’ont pas l’air plus consistantes que des anecdotes mal fagotées pas plus épaisses que des souvenirs de souvenirs mais vous êtes en train de danser sur une voix d’outre-tombe et une d’entre elles vient couler naturellement sur vos épaules en même temps que la sueur accumulée depuis votre naissance et sur le moment vous vous laissez envelopper et presque couler mais ensuite aussi clairement que vous voyez le miel que fabriquent ces femmes vous voyez que c’est aussi ce qu’on peut faire sa vie durant contre le manque d’amour quand on écrit sa vie durant on peut esquisser le passé en en réanimant les poussières dorées on peut l’empêcher de retomber sa vie durant

luciole

ÉCRIVISTE


J’ai été correctrice pendant vingt ans arrondissons. Un de mes meilleurs coups, qui m’a valu par la suite une embauche sans fin pour la réécriture de centaines de récits de montagne, de topos et autres guides pour ne pas perdre les randonneurs dans les Alpes que je n’ai appris là qu’à détester plus encore, ça a été lorsque l’éditeur grenoblois qui se préparait à célébrer Stendhal en rééditant sa Vie de Henry Brulard – Stendhal qui détestait pourtant ouvertement la vilaine ville de Grenoble qui loin de s’en offenser a gravé ses mots dans le plomb sur les parois de l’ascenseur de la bibliothèque publique, mots que j’ai également corrigés –, lorsque cet éditeur donc s’est aperçu à deux jours du Bàt que la claviste qui suivait l’édition de la Pléiade avait tourné plus d’une fois deux pages à la fois, et qu’il fallait donc un correcteur, un brave correcteur qui savait faire ‘chou pour chou’, suivre à la lettre les textes de Stendhal, ce que lorsqu’il m’a appelée au secours j’ai fait, apprenant du même coup et pour la vie à récrire ceux qui n’étaient pas de Stendhal. J’ai fait chou pour chou pour HB. Bon coup. Plus tard à la demande d’un amateur de beaux-livres j’ai fait chou pour chou pour tout Rimbaud, syllabe par syllabe. Super bon coup.

Maintenant que je suis enfin sortie de cette activité déprimante et que je vis dignement en aristocrate-prolo semi-gitane lexicalement libérée (le propos ici étant bien de m’auto-étiqueter sans me gêner) et que je demande au correcteur élektronik de revoir mon mini texte, celui où j’ai écrit pour me présenter que fatiguée d’être questionnée sur ma place (?) entre prose et poésie, livres pour les adultes et livres pour les petits, romans et improvisations publiques, écrire au scalpel et chanter en yaourt, littérature et calcul, grand éditeur et petit, écrivain ou artiste ? maintenant que je compte dire que je suis écriviste en espérant que ça se comprenne tout de même, le correcteur me suggère écrevisse. Qu’il ait voulu faire de Gallimard un gaillard, de Benjy un banjo, de la ‘Pute’ une puce et qu’il pense que stp veut dire stop m’a fait me gondoler mais ne m’a pas consolée. Car voilà bien l’esprit de Johnny le correcteur. Toujours la ramener, et la ramener au dictionnaire des noms communs, corrects, et même robot anonyme continuer de me harceler en paramétrant en dépit de la vérité mon statut d’animal.

écrivistede fortune condomécriviste de fortune condoms

distribués gratuitement par Antigone et ses activistes

LE DANCING FLOOR


‘lettre à mesdames et lettre à messieurs’

drunken floor

pour Catie de Balmann

Semblants et usage de semblants est un espace de travail qui mêle fiction et réalité et pour lequel j’ai embauché un acteur/tueur que j’appelle écrivain-performeur, Corinne Lovera Vitali.
Je lui ai passé commande de lettres que je dois adresser aux décideurs du milieu artistique, le propos étant de jouer des usages auxquels je suis régulièrement confrontée – lettres de recommandation, cooptation, arrangements entre amis, renvois d’ascenseur… pour l’appui d’un dossier de résidence ou de bourse, la proposition d’une pièce à un comité d’acquisition, une publication… –, au besoin en usurpant une identité.
clv a accepté mon contrat en me proposant d’écrire à sa manière, sans plagier, des lettres qui recommandent mon travail en se référant aux plus grands, sauf que contrairement à l’usage elle ne se réfère pas à leurs écrits et travaux, tellement cités qu’ils en sont réduits au rôle d’icônes passe-partout, mais à leurs paroles, souvent transmises par des tiers, dans une intimité rapportée – des sortes de ‘souvenirs de souvenirs’.
Ce sont donc des lettres qui parlent, directement, ‘à travers le temps et l’espace’, aux professionnels qui, parce qu’ils connaissent de l’intérieur les codes et pratiques en vigueur, sauront également décoder avec humour les miens – tout en étant eux-mêmes acteurs de ce nouvel espace de travail, ces ‘scènes virtuelles’ qui feront ultérieurement l’objet d’une autre performance… (C. de B.)