clv

QUI A UN CORPS


le silence qui a un corps massif et un regard mauvais n’est pas resté à la maison il m’a suivie jusque dans la voiture j’ai choisi de lui décrire à voix haute l’émotion qui a un corps exercé à bondir et se tient toujours prête à bondir malgré ce que je crois être mon injonction à s’écraser je me suis dit méfie-toi elle est toujours là même quand tu ne la vois pas elle est dedans il faut accepter que tout ce qui est dedans n’est pas amical et n’est pas tranquillisant quelque chose dedans veut te bondir par la gorge tu dois le savoir tu dois te tenir prête et puisque tu ne sais pas manier le lasso écarte-toi

la maître-nageuse m’a fait faire des longueurs avec des consignes dont mon corps disait qu’il n’était pas capable de les exécuter et moi aussi je le disais je disais je ne peux pas elle disait tu peux et au finale elle avait raison c’est à la fois encourageant et déstabilisant d’abord se promener partout avec une émotion qui cherche à vous faire la peau puis avec un corps beaucoup plus endurant que la sensation qu’on en a tout ça n’est pas loin d’une sorte de malentendu sur soi ou pire d’une terrible méconnaissance de soi

j’ai repris la voiture en suivant un de mes nombreux itinéraires bis pour rejoindre la ville où il me fallait impérativement m’approvisionner en herbes ce que j’ai fait en notant une fois de plus que je bafouillais et que les mots me manquaient je cherchais à dire J’ai plus d’un tour dans mon sac mais ce qui me venait avait à voir avec frein ou foire puis il y a eu une pause et j’ai cru avoir remis la main sur l’expression cherchée mais alors j’ai dit Je garde une carte dans la manche

j’ai voulu faire bonne figure et puisque j’étais à la ville je devais en profiter pour faire d’autres achats mais je regardais la liste de commissions en me souvenant de celles de ma mère qui les notait sur les cartonnettes grises des tablettes de chocolat que mangeait mon père quelquefois ils s’écrivaient des mots tendres ou pas sur ces cartonnettes tandis que j’utilise des épreuves de textes coupées en quatre dont les extraits au dos des listes de commissions me surprennent toujours comme des espèces de mots tendres ou pas venus de moi mais uniquement par accident je n’ai rien souhaité exécuter de toute la liste je me suis offert un goûter mais j’ai choisi un muffin et je n’aime pas les muffins ni les cookies ni rien qui tout à coup a cessé d’être un gâteau ou un biscuit ou même un cake en toute chose je continuais d’agir sans me connaître dans un grand relâchement que j’attribuais aux exercices nautiques autant qu’à mes sermons automobiles car les deux avaient contribué à m’ôter l’idée que je contrôlais quoi que ce soit

il me restait une heure avant la séance de cinéma j’ai continué de prendre une décision désénergisante en m’asseyant sur un banc dans un square au pied d’un immeuble d’une des villes périphériques quelque chose était rassurant de cette bonne vieille cité populaire à ma gauche il y avait la poste et des poubelles sur une espèce d’aire goudronnée que des gens traversaient pour aller à la poste et devant moi au pied de la barre d’immeuble il y avait les jeux d’enfants

pendant une heure autour de moi un adolescent trisomique a fait voler un avion de papier six nourrices ont parlé entre elles sans se soucier des moins de trois ans qu’elles gardaient les moins de trois ans étaient spécialement pâles et malingres et peu toniques ils se regardaient ou ils regardaient les pigeons derrière la grille au bout de l’aire goudronnée à côté des poubelles un homme ivre a uriné longtemps tenu serré par une femme maigre puis ils ont titubé longtemps puis il l’a insultée très fort les nourrices commentaient sans que je comprenne ce qu’elles disaient puis il y a eu un autre homme puis un petit groupe ils ont couché l’homme à terre il rugissait comme une bête en train d’agoniser un chien un fauve une vache ça a duré longtemps j’ai souhaité me confier à une passante maigre et grise sans plus ses dents elle ne m’a pas entendue deux hommes sont venus récupérer leur moins de trois ans les nourrices se sont toutes levées il n’est pas possible de décrire l’agencement de leurs coiffures et de leurs vêtements deux hommes âgés sont venus faire tourner un groupe électrogène une femme grasse s’est assise à côté d’eux avec un gros chien jaune l’homme couché dans sa pisse au pied des poubelles a cessé de rugir peu à peu par grappes ils ont tous disparu

FRONCE


je n’avais pas vu mon voisin et sa fausse particule celle de la Péninsule depuis la dernière neige pendant que je ne le voyais pas il a maigri il a pris le visage de l’homme malade sa pelle à neige est toute neuve sa voiture est toute neuve avec son visage d’homme malade il se dépêche de déneiger la voiture de sa femme qu’il appelle madame c’est difficile de ne pas penser aux femmes de la Péninsule qui comptent sur des hommes même vieux et malades pour déneiger à temps leur automobile c’est difficile de ne pas désirer de nouveau que le partage des tâches m’advienne de nouveau mais c’est impossible d’imaginer de quelles tâches je m’acquitterais sans retourner à la Péninsule sans devenir madame ni perdre mon visage

le postier du village d’à côté est plié dans un gros rhume et une étrange veste en laine ici les postiers ont fini d’être désespérés ils ont plié le postier plié du village d’à côté fait ce qu’il faut pour qu’une lettre suivie se retrouve suivable il ressemble à une lointaine photocopie du postier de la poste de mon village qui a fermé il ressemble à Abel Abel n’avait jamais de rhume il sentait toujours le vin il ne portait jamais de veste en laine façon chasuble il se dressait toujours par-dessus le guichet il me parlait toujours très déplié

trouver les meilleures oranges au meilleur prix est désormais facilité par la profusion de magasins d’alimentation biologique dans l’agglomération cossue lorsque je pénètre ces magasins biologiques profus je me sens être la femme la plus joyeuse de l’agglomération ils possèdent en Calabre des parcelles où croulent sur l’arbre les tonnes d’oranges dont je me nourris en continu l’homme qui s’occupe des fuits et légumes lui aussi souriait il souriait volontiers avec moi en parlant avec moi des citrons de Calabre les citrons sont gros comme mon genou ils arrivent verts tant qu’ils n’ont pas pris froid puis ils deviennent jaunes sous vos yeux mais l’homme des fruits et légumes a fini par prendre ma passion pour les agrumes de Calabre pour du rentre-dedans et malheureusement il s’est fermé heureusement aujourd’hui à la caisse un restaurateur marocain m’a remis sa carte après qu’on avait ri ensemble car rire aussi est ambigu sauf avec quelques personnes que par effet de gratitude enchantée on souhaite alors embrasser sur la bouche c’est ambigu

à la sortie des caisses libre-service du supermarché qui est le dernier endroit que j’ai trouvé où trouver des ampoules qui économisent les yeux plutôt que l’électricité j’ai sonné j’avais acheté un pantalon noir ourlé de fil d’argent qui avait un anti-vol m’a expliqué le vigile avec des manières d’un autre temps autre continent et des mots que nous avons prolongés au-delà de la nécessaire explication en jouant tous deux un épisode remarquable de la vie de ce supermarché qui venait magnifier la vie de l’agglomération qui venait magnifier ma vie ce jour de courses de février 2015 où les seules paroles humaines me sont revenues d’hommes dont aucun n’a ses ancêtres enterrés ici en Fronce

C’EST UNE VIS


Je pense Allez vous faire foutre, je pense Allez tous vous faire foutre, je pourrais dire Allez au diable si ça avait un sens, le plus important c’est Allez. Allez est comme pousser par la fenêtre, Allez vous faire, pousser d’une falaise, Allez vous faire foutre, pousser par la portière ouverte d’une voiture rouge lancée bien trop vite sur la route pourtant étroite, et abîmée, que je suis depuis trente ans avec le corps qui m’a été donné. Je pense Allez vous-en, et mon corps le même toujours le même, mon corps doit vivre Allez vous-en, pauvre corps sans pensée, obligé de vivre ma pensée à moi, obligé, forcé de faire avec Allez vous-en quand il aimerait peut-être simplement s’allonger en compagnie dans le noir, dans le silence au frais, ou bien ouvrir ses bras en grand, dans le plus grand des Venez, et Venez tous s’il vous plaît, le berceau de mes bras grands ouverts vous attend, et le cœur même brisé vous attend, précisément, le berceau est vide et le cœur est brisé êtes-vous si ignorants c’est Allez qui l’emporte, le penser parle aussi fort que le dire, la pensée a perdu son invisibilité elle pend au-dehors comme une langue, les mots pensés sont plus forts que criés, les pensées couteaux jetés à travers les maisons par-dessus les tablées et les lits, s’introduisant partout tandis que cœur brisé à répétition semble se taire dans corps semblant plié, cœur non sans force non sans pouvoir, ne pas confondre, cœur continuant Allez ou Venez organe réorganisant dans apparent silence cœur tenant tout ensemble en silence, mais ce n’est pas un clou c’est une vis.

TRIVE


une partie de campagne

pour le #11 (dernier numéro) de la revue d’ici là

j’ai lu ce que Annie Ernaux écrit de sa mère qui s’essuyait avec sa chemise de nuit qui par suite était tachée d’urine et malodorante et je suis allée aux toilettes et j’ai pensé qu’en effet ça devait être plus facile mais je ne suis pas arrivée à faire autre chose de ma lecture dont je ne souhaite pas qu’elle modifie mon rapport à mon aïeule chemise de nuit païenne et j’ai souhaité pouvoir demander direct à l’auteur si elle croyait qu’il y avait des progrès en amour puis par simple coïncidence de l’alphabétique proximité des prénoms j’ai lu ce que Alice Munro écrit des pyjamas qui seraient plus pratiques à porter que les chemises de nuit qui finiraient toujours par s’entortiller et j’ai été fort étonnée que sous prétexte de délivrer une apparente astuce de prix nobel elle puisse aussi aisément réintroduire le port de la culotte de nuit tandis que son écriture était comparée à celle de Tchekhov je n’ai rien souhaité lui demander il me semblait que ma chemise de nuit devenait douteuse des suites de ces lectures emmêlées et de ces énervements justifiés et qu’elle s’était mise à s’entortiller sans aucune raison valable car j’ai une confiance absolue en ma chemise de nuit et j’en fais tous les bons usages possibles je suis au moins sûre de ma chemise de nuit faite d’un drap où trois générations ont fait l’amour et il me semble très peu pertinent de poursuivre des lectures qui sèment le désordre au mauvais endroit et procurent des images absolument déréglées de soi dans sa chemise de nuit d’amour sans qu’on puisse directement en discuter avec les auteurs alors qu’il est admis qu’on peut discuter scientifiquement et publiquement des écrits scientifiques publiés on protège les auteurs triviaux de toute discussion triviale il y a là quelque chose qui ne va pas si les mots vulgaires ne sont pas utilisés à l’oral et envahissent l’écrit et que la bouche dit culotte là où c’est cul qui obsède ça ne va pas et écrire la trive sans la parler ça ne va pas lorsque en lecture je flotte entre la veille et le rêve dans le drapeau de ma chemise de nuit qui me laisse voir les cuisses douces de ma grand-mère qui me laisse voir le maillot de peau de mon grand-père qui me laisse voir Pier Paolo Pasolini dans son corps sans âge répondant en personne aux courriers des lecteurs communistes pendant des années et leurs questions avaient aussi souvent à voir avec le sexe et avec la scatologie il avait été banni puis il a été assassiné ce qui ne peut plus clairement mettre un terme à tout espoir d’intelligence entre le peuple des lecteurs et le peuple des auteurs aussi ne devrais-je pas m’étonner d’en être là et de devoir de nouveau me transporter immédiatement en Russie où heureusement tout est intact tout est prêt à être réanimé par la seule pensée de Anton Tchekhov qui suffit pour recevoir les lettres à sa femme signées Ton petit Maupassant qui suffit pour voir les jupons chez les Renoir qui suffit pour que les femmes qui portaient ces jupons continuent de les porter et laisse voir dans la même source de lumière ceux des femmes chez Andreï Zviaguintsev et il n’est pas besoin de dire les dessous des petites gens il n’est pas besoin de dire leur degré de saleté ou de pauvreté il n’est besoin ni de tenir ni de lire un catalogue de la vie des gens il est besoin de la poésie qui pénètre immédiatement l’esprit et rien alors ne peut plus jamais l’en déloger