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LOQMAN


il s’appelle Loqman il n’a pas encore quatre ans il pleurait en arrivant la maîtresse lui a dit tu sais bien que ton papa travaille aux services techniques il a continué de pleurer j’ai cru comprendre que le gros bruit qu’on entendait au loin lui faisait peur et qu’il venait d’un engin que son propre père conduirait mais nous étions confus tous les deux la maîtresse m’a dit ce sont les enfants d’aujourd’hui je venais moi-même pour faire du bruit avec ces enfants effrayés j’ai sorti mon appareil pour les enregistrer la maîtresse m’a dit pas de photo nous sommes quand même arrivés à faire un peu de bruit les enfants sont arrivés à crier leur nom on pourrait croire que certains n’ont pas fini de faire leurs poumons ils ont le souffle d’un vieux moineau la maîtresse a fait disparaître un enfant aux poumons surdéveloppés et au corps indomptable derrière une porte close puis un deuxième ils en sont revenus avec des yeux de très grands coupables ils peuvent avoir la vitalité de leurs gènes l’amour de leurs parents mais l’arrogance n’est pas au répertoire des trois quatre ans ça allait bientôt cesser ce cauchemar c’était la dernière fois que je venais faire quoi ? de la poésie dans une classe de prisonniers


pendant la récréation il faisait soleil j’avais mon sweat à capuchon Loqman m’accompagnait il a quitté son manteau bien qu’on ne quitte pas son manteau mais la maîtresse était à l’autre bout de la cour aussi s’est-il retrouvé comme moi en sweat à capuchon et on s’amusait à se coincer la main entre les planches du banc et à me téléphoner pour que j’appelle un coup les pompiers un coup l’ambulance qui venaient immédiatement et n’avaient pas vraiment le temps d’intervenir que la main de Loqman était libérée et tout à fait guérie et ils n’avaient plus qu’à repartir comme ils étaient venus et la main se recoinçait et se redécoinçait et la récré n’en finissait pas j’ai proposé à Loqman d’être moi-même la docteure au lieu de la téléphoniste il a été d’accord je lui ai demandé d’écouter son cœur avec la main il a couru pour l’entendre battre plus vite et nous avons pensé au cœur gros mais je n’ai pas pleuré jamais je n’ai pleuré Loqman était en pleine forme il écoutait avec sa main le cœur de ceux qui passaient par là j’ai trouvé que la plupart étaient assez abattus comme moi sur notre banc avec mon capuchon quand j’ai compris que la maîtresse était celle qui m’avait eue quand j’étais enfant celle que je redoutais plus que quiconque j’ai compris que je ne devais aller que dans les classes de mon autre maîtresse qui était le sosie de Marie Laforêt parce que même tant d’années après je ne peux toujours rien faire je n’ai rien appris qui me permette d’échapper à cet abattement très spécial de la maîtresse qui ne veut pas être avec les enfants et nous entraîne nous enchaîne nous empêche tous dans son abattement à elle

quand on est arrivés sur le seuil de la classe la maîtresse m’a dit pas de capuchon à l’intérieur de l’école Loqman m’a donné une fleur puis deux puis trois puis d’autres enfants se sont mis à cueillir des pâquerettes la maîtresse a dit on ne cueille pas les fleurs que le gars des services techniques allait venir massacrer avec son engin quand je me serai définitivement enfuie

pour Loqman

COUPE-LE : PAGE 152


La pensée des singes m’occupe depuis bien avant que je les retrouve incarnés dans mes mots. Précisément, la façon sidérée que j’ai eue de penser aux singes en même temps que je fuyais les hommes a fait suite à un autre documentaire, sur le langage celui-là, ce qui signe une fois de plus l’emprise totalitaire que peut avoir la pseudo-connaissance sur un cerveau prédisposé à l’ignorance comme le mien. Je ne sais plus si le film était pointu ou vulgarisant, ni même s’il était bon. Je ne me souviens que du passage où le commentateur, à l’image il y avait un groupe de chimpanzés qui déambulaient comme ils le font fréquemment, et le commentateur expliquait que le langage, permettant de rapporter des faits dont on n’avait pas été témoin, en même temps qu’il ouvrait le champ de la connaissance avait rendu possible le mensonge. Je ne suis pas sûre que sans me l’entendre dire j’aurais pu accéder seule à cette évidence que je n’ai pourtant pas eu besoin d’exporter à ma perception des animaux. Elle y était déjà, sans conscience, comme en songe, bonobo demeurée déambulant parmi les grands singes, qui n’ont donc pas d’autre savoir que celui de leur propre vécu, et pas d’autre chagrin.

Carmen et James ThierreeCarmen – Jean-Pierre Limosin – 2005

TAAQ-TAAQ UBLOQ-UBLOQ


W : PAGE 143


Il n’est pas tout à fait vrai que je n’ai jamais repensé à cette amie sortie de ma vie il y a longtemps. J’ai rêvé d’elle plusieurs fois. À peu de choses près c’était chaque fois le même rêve. Elle était à Paris, où nous nous étions fréquentées adultes, dans le métro, souriante et confiante, derrière elle se tenait le spectre d’une de mes idoles, droit debout, qui me fixait, moi l’auteur du rêve qui ne vivais plus à Paris, ne me déplaçais plus, et avais perdu ce sourire confiant. Cette amie du temps lointain, mon double qui avait choisi de faire le même métier que moi et avait eu deux enfants, exerce toujours ce métier que j’ai abandonné, elle a toujours ses enfants, et je ne peux l’imaginer démunie de son attitude tranquille, celle qui m’a été ôtée violemment. Celui que j’appelle mon idole est encore bien vivant lui aussi, et s’il est un spectre dans mon rêve c’est qu’il est effectivement un esprit, il est esprit, et par-dessus les trivialités du quotidien, de la vie normale, réglée, tant regrettée un temps, il me fixe en me disant que j’ai désormais autre chose à faire. Je suis obligée de constater que c’est ainsi que j’ai pris les décisions importantes de ma vie, un des grands hommes-esprits de mon répertoire privé étant venu me visiter dans le sommeil. Je crains de devoir admettre que s’agissant des décisions moins heureuses, je crains de devoir admettre que s’agissant des mauvaises décisions je les ai prises seule avec mes rêves triviaux qu’aucun esprit ne venait sublimer, et sans avoir non plus le minimum de jugeotte qu’on peut espérer avoir vis-à-vis de soi-même, celle que pendant des années je n’ai pas eue non plus avec de parfaits inconnus.

au-dessus du vercors

TONI L.


Il semblerait que la mort de Harry Patch qui a pourtant fait le maximum pour être mon contemporain, jusqu’à vivre 111 ans 1 mois 1 semaine et 1 jour, a laissé vacante la possibilité d’un trouble nouveau, un désordre nouveau, qui est à entendre dans le temps et dans l’espace, un désordre de ma raison semblable à celui de l’enterrement du corps de mon enfant dessous celui de Patch. Avec entre eux celui de Valdo mon père, jeune résistant de la Deuxième ayant lui aussi fait de son mieux pour rester à mes côtés à survivre à un petit garçon de neuf ans. Je ne sais si le temps viendra où je pourrai mesurer ma propre bravoure, je ne sais si je connaîtrai un temps où la bravoure cessera d’être ma première et presque seule mesure de l’homme, je ne sais trop quoi faire par exemple de la gentillesse ou de l’attention, ni surtout de leurs contraires, je ne sais, victoire ou défaite peu importe, si Braveheart me quittera un jour pour que mes yeux accrochés à la mémoire voient autrement. Mais je suis presque sûre que non. Harry Patch, d’accord, qui dès après les tranchées et jusqu’à sa mort a milité activement pour la paix. Mais Valdo. Qui même s’il savait que rien ne saurait nous sauver, pas même une Troisième, a voulu croire en l’évidente lumière que la guerre semble procurer, croire à l’ordre incontestable qu’elle semble imposer tout en créant le plus grand désordre, et s’agissant notamment de distinguer les amis des ennemis, a réellement cru que la guerre savait au moins éclairer le vrai visage de ton voisin. Je ne sais ce que mon père a vu qui lui a permis de croire si jeune en son propre regard, d’être convaincu que ce regard forgé durant des années de guerre ne pouvait le tromper. Lorsqu’il serrait la main à un parfait inconnu cinquante ans après la guerre Valdo savait, il n’y avait toujours que deux camps et Valdo savait lequel l’inconnu rejoindrait, ce qui cessait immédiatement de faire de lui un inconnu. Jusqu’à la fin de sa vie pour Valdo il n’y a eu que ceux qui collaboreraient et ceux qui combattraient. Ou plutôt ceux qui te trahiront et ceux qui mourront pour toi. Famille-patrie. Et que d’autres, gangsters ou fanatiques, criminels organisés, usent de ceci différemment, ne déstabilisera en rien la fondation de la maison Valdo.

Toni Lovera