Il semblerait que la mort de Harry Patch qui a pourtant fait le maximum pour être mon contemporain, jusqu’à vivre 111 ans 1 mois 1 semaine et 1 jour, a laissé vacante la possibilité d’un trouble nouveau, un désordre nouveau, qui est à entendre dans le temps et dans l’espace, un désordre de ma raison semblable à celui de l’enterrement du corps de mon enfant dessous celui de Patch. Avec entre eux celui de Valdo mon père, jeune résistant de la Deuxième ayant lui aussi fait de son mieux pour rester à mes côtés à survivre à un petit garçon de neuf ans. Je ne sais si le temps viendra où je pourrai mesurer ma propre bravoure, je ne sais si je connaîtrai un temps où la bravoure cessera d’être ma première et presque seule mesure de l’homme, je ne sais trop quoi faire par exemple de la gentillesse ou de l’attention, ni surtout de leurs contraires, je ne sais, victoire ou défaite peu importe, si Braveheart me quittera un jour pour que mes yeux accrochés à la mémoire voient autrement. Mais je suis presque sûre que non. Harry Patch, d’accord, qui dès après les tranchées et jusqu’à sa mort a milité activement pour la paix. Mais Valdo. Qui même s’il savait que rien ne saurait nous sauver, pas même une Troisième, a voulu croire en l’évidente lumière que la guerre semble procurer, croire à l’ordre incontestable qu’elle semble imposer tout en créant le plus grand désordre, et s’agissant notamment de distinguer les amis des ennemis, a réellement cru que la guerre savait au moins éclairer le vrai visage de ton voisin. Je ne sais ce que mon père a vu qui lui a permis de croire si jeune en son propre regard, d’être convaincu que ce regard forgé durant des années de guerre ne pouvait le tromper. Lorsqu’il serrait la main à un parfait inconnu cinquante ans après la guerre Valdo savait, il n’y avait toujours que deux camps et Valdo savait lequel l’inconnu rejoindrait, ce qui cessait immédiatement de faire de lui un inconnu. Jusqu’à la fin de sa vie pour Valdo il n’y a eu que ceux qui collaboreraient et ceux qui combattraient. Ou plutôt ceux qui te trahiront et ceux qui mourront pour toi. Famille-patrie. Et que d’autres, gangsters ou fanatiques, criminels organisés, usent de ceci différemment, ne déstabilisera en rien la fondation de la maison Valdo.