AXEL BOGOUSSLAVSKY


Bogousslavsky dit que Duras chauffait sa maison quand elle n’était pas là pour réchauffer un grillon qu’elle avait mis dans un aquarium avec des herbes

il dit qu’une journée entière elle n’était occupée que par un chat qui était malade
il dit qu’en rentrant d’un spectacle en voiture elle ne faisait que parler des rambardes et des voitures et de ce qu’elle voyait par la vitre
il dit “on ne tournait pas de film on faisait notre vie”
il dit qu’un jour pendant la répétition d’une pièce il ne savait pas quoi dire elle lui a dit “dis ce que tu veux”
il dit qu’un soir elle lui a dit “mais Axel qu’est-ce que tu fais là tu marches comme un comédien ?”

ça me comble

 Axel Bogousslavsky

CLVIS : METS TON CASQUE


clvis c’est avec Isabelle Stragliati

 

 

 

 

(GirlAt the Bottom of the River – extraits – Jamaica Kincaid)

les pops de ‘mets ton casque’ ont été diffusés sur Take You There Radio

QUI A UN CORPS


le silence qui a un corps massif et un regard mauvais n’est pas resté à la maison il m’a suivie jusque dans la voiture j’ai choisi de lui décrire à voix haute l’émotion qui a un corps exercé à bondir et se tient toujours prête à bondir malgré ce que je crois être mon injonction à s’écraser je me suis dit méfie-toi elle est toujours là même quand tu ne la vois pas elle est dedans il faut accepter que tout ce qui est dedans n’est pas amical et n’est pas tranquillisant quelque chose dedans veut te bondir par la gorge tu dois le savoir tu dois te tenir prête et puisque tu ne sais pas manier le lasso écarte-toi

la maître-nageuse m’a fait faire des longueurs avec des consignes dont mon corps disait qu’il n’était pas capable de les exécuter et moi aussi je le disais je disais je ne peux pas elle disait tu peux et au finale elle avait raison c’est à la fois encourageant et déstabilisant d’abord se promener partout avec une émotion qui cherche à vous faire la peau puis avec un corps beaucoup plus endurant que la sensation qu’on en a tout ça n’est pas loin d’une sorte de malentendu sur soi ou pire d’une terrible méconnaissance de soi

j’ai repris la voiture en suivant un de mes nombreux itinéraires bis pour rejoindre la ville où il me fallait impérativement m’approvisionner en herbes ce que j’ai fait en notant une fois de plus que je bafouillais et que les mots me manquaient je cherchais à dire J’ai plus d’un tour dans mon sac mais ce qui me venait avait à voir avec frein ou foire puis il y a eu une pause et j’ai cru avoir remis la main sur l’expression cherchée mais alors j’ai dit Je garde une carte dans la manche

j’ai voulu faire bonne figure et puisque j’étais à la ville je devais en profiter pour faire d’autres achats mais je regardais la liste de commissions en me souvenant de celles de ma mère qui les notait sur les cartonnettes grises des tablettes de chocolat que mangeait mon père quelquefois ils s’écrivaient des mots tendres ou pas sur ces cartonnettes tandis que j’utilise des épreuves de textes coupées en quatre dont les extraits au dos des listes de commissions me surprennent toujours comme des espèces de mots tendres ou pas venus de moi mais uniquement par accident je n’ai rien souhaité exécuter de toute la liste je me suis offert un goûter mais j’ai choisi un muffin et je n’aime pas les muffins ni les cookies ni rien qui tout à coup a cessé d’être un gâteau ou un biscuit ou même un cake en toute chose je continuais d’agir sans me connaître dans un grand relâchement que j’attribuais aux exercices nautiques autant qu’à mes sermons automobiles car les deux avaient contribué à m’ôter l’idée que je contrôlais quoi que ce soit

il me restait une heure avant la séance de cinéma j’ai continué de prendre une décision désénergisante en m’asseyant sur un banc dans un square au pied d’un immeuble d’une des villes périphériques quelque chose était rassurant de cette bonne vieille cité populaire à ma gauche il y avait la poste et des poubelles sur une espèce d’aire goudronnée que des gens traversaient pour aller à la poste et devant moi au pied de la barre d’immeuble il y avait les jeux d’enfants

pendant une heure autour de moi un adolescent trisomique a fait voler un avion de papier six nourrices ont parlé entre elles sans se soucier des moins de trois ans qu’elles gardaient les moins de trois ans étaient spécialement pâles et malingres et peu toniques ils se regardaient ou ils regardaient les pigeons derrière la grille au bout de l’aire goudronnée à côté des poubelles un homme ivre a uriné longtemps tenu serré par une femme maigre puis ils ont titubé longtemps puis il l’a insultée très fort les nourrices commentaient sans que je comprenne ce qu’elles disaient puis il y a eu un autre homme puis un petit groupe ils ont couché l’homme à terre il rugissait comme une bête en train d’agoniser un chien un fauve une vache ça a duré longtemps j’ai souhaité me confier à une passante maigre et grise sans plus ses dents elle ne m’a pas entendue deux hommes sont venus récupérer leur moins de trois ans les nourrices se sont toutes levées il n’est pas possible de décrire l’agencement de leurs coiffures et de leurs vêtements deux hommes âgés sont venus faire tourner un groupe électrogène une femme grasse s’est assise à côté d’eux avec un gros chien jaune l’homme couché dans sa pisse au pied des poubelles a cessé de rugir peu à peu par grappes ils ont tous disparu

FRONCE


je n’avais pas vu mon voisin et sa fausse particule celle de la Péninsule depuis la dernière neige pendant que je ne le voyais pas il a maigri il a pris le visage de l’homme malade sa pelle à neige est toute neuve sa voiture est toute neuve avec son visage d’homme malade il se dépêche de déneiger la voiture de sa femme qu’il appelle madame c’est difficile de ne pas penser aux femmes de la Péninsule qui comptent sur des hommes même vieux et malades pour déneiger à temps leur automobile c’est difficile de ne pas désirer de nouveau que le partage des tâches m’advienne de nouveau mais c’est impossible d’imaginer de quelles tâches je m’acquitterais sans retourner à la Péninsule sans devenir madame ni perdre mon visage

le postier du village d’à côté est plié dans un gros rhume et une étrange veste en laine ici les postiers ont fini d’être désespérés ils ont plié le postier plié du village d’à côté fait ce qu’il faut pour qu’une lettre suivie se retrouve suivable il ressemble à une lointaine photocopie du postier de la poste de mon village qui a fermé il ressemble à Abel Abel n’avait jamais de rhume il sentait toujours le vin il ne portait jamais de veste en laine façon chasuble il se dressait toujours par-dessus le guichet il me parlait toujours très déplié

trouver les meilleures oranges au meilleur prix est désormais facilité par la profusion de magasins d’alimentation biologique dans l’agglomération cossue lorsque je pénètre ces magasins biologiques profus je me sens être la femme la plus joyeuse de l’agglomération ils possèdent en Calabre des parcelles où croulent sur l’arbre les tonnes d’oranges dont je me nourris en continu l’homme qui s’occupe des fuits et légumes lui aussi souriait il souriait volontiers avec moi en parlant avec moi des citrons de Calabre les citrons sont gros comme mon genou ils arrivent verts tant qu’ils n’ont pas pris froid puis ils deviennent jaunes sous vos yeux mais l’homme des fruits et légumes a fini par prendre ma passion pour les agrumes de Calabre pour du rentre-dedans et malheureusement il s’est fermé heureusement aujourd’hui à la caisse un restaurateur marocain m’a remis sa carte après qu’on avait ri ensemble car rire aussi est ambigu sauf avec quelques personnes que par effet de gratitude enchantée on souhaite alors embrasser sur la bouche c’est ambigu

à la sortie des caisses libre-service du supermarché qui est le dernier endroit que j’ai trouvé où trouver des ampoules qui économisent les yeux plutôt que l’électricité j’ai sonné j’avais acheté un pantalon noir ourlé de fil d’argent qui avait un anti-vol m’a expliqué le vigile avec des manières d’un autre temps autre continent et des mots que nous avons prolongés au-delà de la nécessaire explication en jouant tous deux un épisode remarquable de la vie de ce supermarché qui venait magnifier la vie de l’agglomération qui venait magnifier ma vie ce jour de courses de février 2015 où les seules paroles humaines me sont revenues d’hommes dont aucun n’a ses ancêtres enterrés ici en Fronce